Certains diront que la rentrée littéraire 2011 est une des plus pauvres de ces dernières décennies, d'autres qu'elle est avare de premiers romans . D'aussi loin que se porte mon regard de lectrice, je ne me souviens pas avoir vu autant d'auteurs féminins couvrir de leurs histoires les étales de septembre.
L'automne du mot, en ce qui me concerne, est cette année, féminin pluriel.
N'ayant pu tout lire, je vous propose un petit tour - très personnel et non exhaustif - des belles plumes de cette rentrée en commençant par Sofi Oksanen dont Stock publie, après le succès de La Purge, le premier roman écrit par l'auteur mi-finlandaise, mi-esthonienne en 2003, intitulé Les vaches de Staline.
A découvrir également chez Stock:
Emma Donoghue avec Room, Brigitte Giraud et Pas d'inquiétude, Vanessa Schneider avec Le pacte des vierges, Dominique Sigaud (Franz Stangl et moi) et Laurence Tardieu avec La confusion des peines.
En rédigeant cet article sur les belles "plumées" de cette rentrée, je savais au départ que j'allais mettre de côté de beaux auteurs masculins (tel qu'Eric Reinhardt) mais je n'avais pas pensé à la difficulté de choisir entre telle ou telle écrivain(e) pour vous offrir ci et là quelques citations, extraits, couvertures de romans car, enfin, si cet article ne peut être un catalogue, il serait injuste de présenter certains auteurs naturellement mis en avant dans les médias par de récents succès plutôt que d'autres.
Chez POL, on découvre Clèves de Marie Darrieussecq, sélectionné par le jury France Culture et Télérama, et L'évaporation de l'oncle de Christine Montalbetti. Delphine de Vigan et Anne-Sophie Stefanini font leur rentrée chez JC Lattès avec Rien ne s'oppose à la nuit et Vers la mer (premier roman d'Anne-Sophie). Rien ne s'oppose à la nuit est un des livres qui m'a le plus marquée cette rentrée. aussi, je lui réserverai un article très bientôt. En attendant, je continue à vous présenter la myriade d'auteurs féminins qui éclaire cette année notre ciel de fin d'été: Lilyane Beauquel (Avant le silence des forêts, son tout premier roman), Laurence Cossé et Les amandes amères, Colette Fellous et son Amour de frère, Carole Martinez dont Du Domaine des Murmures est une invitation au voyage par-delà les mots et les murs, Catherine Millot (O Solitude) et Brina Svit avec Une nuit à Reykjavik chez Gallimard. Je n'oublie pas Sophie Fontanel qui se demande avec pudeur si on peut se cacher derrière un tout petit livre (en l'occurence, L'envie) chez Robert Laffont ni Amélie Nothomb, (Tuer le père) Eliette Abécassis (Et te voici permise à tout homme), Virginie Deloffre qui publie cette rentrée son premier roman, Léna, Valentine Goby (Banquises), Michèle Halberstadt avec La petite, Estelle Nollet avec l'excellent Le bon, la brute, etc et Patricia Reznikov avec La nuit n'éclaire pas tout chez Albin Michel.
A ce stade d'écriture, à me débattre avec les extraits et résumés des livres les plus alléchants de cette liste, j'ai eu une idée: vous les présenter tous en prenant de-ci, de-là, quelques phrases chez chacune pour confectionner un texte aussi improbable que beau, comme une robe de mille mots, aux pans, dentelles, coutures et guipures empruntés à d'autres vêtements pensés et portés par mille et une femmes différentes.
Ainsi Eleanore Catton (La répétition), Khadi Hane (Des fourmis dans la bouche), Céline Minard avec So Long, Louise chez Denoël, Michela Murgia aux éditions du Seuil avec son magnifique Accabador et Lydie Salvayre avec son Hymne, la fille au Latex (Etc), Margaux Guyon, Sigolène Vinson, Delphine de Malherbe qui choisit Colette comme personnage dans L'aimer ou le fuir, les âmes chagrines de Léonora Miano chez Plon couplés avec Les revenants de Laura Kasischke chez Christian Bourgois ou encore Elise Fontenaille, dans son Palais de mémoire, Valérie Péronnet avec Jeanne et Marguerite, et Téa Obreht, l'auteur d'un fort remarquable premier roman, La femme du tigre, chez Calmann-Levy ont été comme autant de petites mains dans l'atelier de mon imagination (bien que je n'ai aucun extrait de Jeanne et Marguerite), sans oublier Véronique Ovaldé avec Des vies d'oiseaux et Shumona Sinha (Assomons les pauvres !)aux éditions de l'Olivier...
J'arrête ici cette liste - que je rappelle non exhausitve - pour vous présenter quelques unes de leurs phrases en me demandant, toutefois, comment, parmi autant de romancières, seulement 3 ont pu être retenues pour le Goncourt (Carole Martinez, Delphine de Vigan - mes deux coups de coeur de la rentrée - et Véronique Ovaldé).
Mon bon et cher Mitia,
et toi ma douce Varia,
Le bonheur est-il comme la pâte dont on fait le pain, qui se lève, puis bientôt se rassit ? Me voilà désertée à nouveau, Vassili est reparti à la Base. Pauvres chers miens, n'êtes-vous pas lassés depuis tout ce temps que j'écris la même chose ? Pourtant, comme elle est claire ma vie, si je dis simplement cela :Vassili vient, puis il repart à la Base.
Et moi, je suis toujours au même endroit. Je travaille tous les jours au combinat, j'ai mon tablier bleu, les mains posées sur les genoux. Il me semble que petite, déjà j'étais de nature immobile.[1]
Je ne sais plus quand est venue l'idée d'écrire sur ma mère, autour d'elle, ou à partir d'elle, je sais combien j'ai refusé cette idée, je l'ai tenue à distance, le plus longtemps possible, dressant la liste des innombrables auteurs qui avaient écrit sur la leur, des plus anciens aux plus récents, histoire de me prouver combien le terrain était miné et le sujet galvaudé, j'ai chassé les phrases qui me venaient au petit matin ou au détour d'un souvenir, autant de débuts de romans sous toutes les formes possibles dont je ne voulais pas entendre le premier mot, j'ai établi la liste des obstacles qui ne manqueraient pas de se présenter à moi et des risques non mesurables que j'encourais à entreprendre un tel chantier.[2]
Aujourd’hui, j’ai 5 ans. Hier soir j’en avais 4 quand j’ai été me coucher dans Petit Dressing, mais abracadabra ! il fait encore nuit et je me réveille dans Monsieur Lit avec mes 5 ans. Avant, j’avais 3 ans, et 2, et 1 an, et encore avant 0 an. « Est-ce que j’ai eu des moins que zéro ?
– Hein ? » Maman s’étire de tout son long.
« Quand j’étais au Ciel. Est-ce que j’avais moins 1, moins 2, moins 3 ans… ?
– Mais non, les chiffres n’ont commencé que quand tu es tombé de là-haut.[3]
Ce matin, j'ai vidé les tubes de somnifères et tous les médicaments que Maman range en haut du placard de la salle de bains pour éviter qu'on y touche. Il m'a fallu cinq grands verres d'eau pour tout avaler. Ensuite, j'ai mangé une tartine, bu mon jus d'orange, et je suis partie à l'école.
Je n'ai rien dit à personne. Je ne suis ni abattue ni surexcitée. Je me sens sereine, comme on l'est quand on fait ce qu'on a vraiment envie de faire. Et moi, j'ai envie de disparaître.[4]
Mehdi est tombé malade quand nous avons emménagé dans la nouvelle maison. C'est moi qui avais relevé la boîte aux lettres ce jour-là, c'était un samedi matin. J'avais entre les mains l'enveloppe blanche petit format qui contenait des résultats d'analyses que nous ne saurions pas interpréter et qui allaient changer notre vie. Je marchais sur une planche de bois parce que le passage dans le jardin n'était pas encore fait et que le sol regorgeait d'eau.[5]
— Fiston, commença Rod Clements à l’adresse de Craig, je…
— Fais attention sur la route, papa. »
Ils se tenaient au milieu du trottoir. À quelques mètres de là, sous un réverbère éteint, un couple s’embrassait avec abandon. Un groupe de quatre passants, des types plutôt laids, se divisa pour dépasser le couple, se divisa derechef à hauteur de Perry, de Craig et de son père.
« Je t’aime, dit Rod Clements en attirant son fils à lui pour lui tapoter vigoureusement le dos.
— Moi aussi, je t’aime », dit Craig.
Leur étreinte dura au moins trois secondes, suffisamment longtemps pour que Craig remarque, flottant dans un ciel bleu encre par-delà l’épaule paternelle, suspendue au-dessus du couple d’amoureux et bien au-dessus de l’endroit où le réverbère aurait dû luire, la lune, qui semblait soit de roche compacte soit de tendre chair humaine.[6]
Il disait qu’à Clèves on n’a pas la mer mais
qu’on a un joli lac.
Il en grillait une avec Georges au Yacht Club. Sur le mur il y avait un calendrier avec des femmes nues.
Par périodes, aussi, ils se garaient dans des
lotissements. Son père lui laissait les gâteaux et la radio et revenait plus tard.
Elle regardait l’eau plate. La voiture tremblait dans les rafales de vent. Elle ouvrait un peu la fenêtre. Le vent gris glissait au ras de l’eau. Il soufflait invisible sur ses joues.[7]
Que cherchent les jeunes filles qui s’attardent à la terrasse des cafés, solitaires et rêveuses ? Elles ont un livre à la main qu’elles ne lisent jamais ou alors la première ligne de la première page, encore et encore, puis elles entendent un rire, une ombre passe et leurs yeux se détournent, et la phrase se perd. Mais elles ne restent jamais distraites trop longtemps, ni trop sérieuses. Ce sont des vagues, le flux et le reflux du doute et de la certitude, et elles s’en vont.[8]
« L'impatience heureuse des commencements. L'horizon est un cercle parfait, la mer est déserte, vide comme la page blanche qui m'attend, comme les jours à venir, avec juste le soleil et la mer, et les îles. Et le soleil se lèvera sur la mer, se couchera sur la mer. Je pourrai sortir le matin sur le pont le regarder se lever jusqu'à ce que l'aube grise devienne la rose aurore, et ensuite me rendormir, tout enclose dans la beauté du jour naissant. Le bonheur se confond avec la mer et le soleil et l'écriture à venir, les longues matinées d'écriture, le temps rendu à sa liberté. »[9]
À la foule qui l’écoutait, ce matin d’août 1969, à Woodstock, la musique de Hendrix parla vrai. Elle leva le déni autant que le mensonge et substitua au regard qui depuis si longtemps se dérobait devant l’insoutenable un regard qui, violemment, cruellement, l’affrontait.[10]
Antoine se tourna vers la salle de séjour où se trouvait Jérémie, ce frère avec lequel il n’était pas lié par le sang mais par la mémoire, ce qui comptait certainement davantage. C’était la première fois depuis tout ce temps que Jérémie voyageait hors du Continent, pour lui rendre visite dans l’Hexagone. Il aurait bien des choses à lui faire découvrir, espérait bien d’autres occasions encore, bien d’autres rassemblements familiaux. L’homme se sentait apaisé, presque heureux, savourait ce sentiment nouveau qu’il se promettait de faire fructifier.[11]
Gratteurs d'écailles dans une poissonnerie, vendeurs ambulants de montres de pacotille ou de statuettes en bois, journaliers payés au noir pour décharger des sacs d'un camion, hommes à tout faire d'un commerçant pakistanais qui revendait des pots de crème à l'hydroquinone censés procurer aux nègres l'éclat d'une peau blanche, la leur ne faisant plus l'affaire. Sur le marché Dejean, on trouvait de tout...[12]
Madame Izarra l’a accueilli en disant :
– Il est très tôt lieutenant.
Elle lui a souri. Elle avait les cheveux blonds, une coiffure compliquée qui semblait prête à s’effondrer, mais qui bien entendu ne s’effondrait pas, et un visage lisse et très pâle, délicatement plastifié, avec des pommettes hautes. On aurait dit qu’on avait mis de minuscules étais sous sa peau pour que ses pommettes puissent être aussi hautes. Ses yeux étaient beiges – impossible de qualifier plus justement la couleur de ses yeux, ils avaient adopté la teinte de sa carnation comme si trouver une autre couleur les avait épuisés et que cette demi-teinte un peu bizarre était ce qu’ils avaient pu faire de mieux.[13]
"Vous n'avez jamais eu envie d'apprendre à lire ? lui demande Édith.
– Si, j' commencé !", dit Fadila. Il y a quelques années elle a été inscrite à un cours, dans une paroisse, pas très loin de chez elle – elle ne sait plus le nom de l'église. "J'laissé tomber". La responsable du cours l'a rappelée plusieurs fois, insistant pour qu'elle reprenne. "Elle dit j'arrive presque".[14]
– Et vous ? Vous êtes née ici ? Vous êtes partie tôt ? Vous êtes métisse ?
M’a demandé l’homme chargé de l’interrogatoire, celui que j’appelle monsieur K. depuis mon arrivée ici au commissariat, à cause de son nom de famille long et crissant que j’ai du mal à retenir.
– Qu’est-ce qui est tôt et qu’est-ce qui est tard ? Je peux passer ma vie ici sans appartenir à ce pays.[15]
Ma première fois, c’était différent. Je croyais que ce serait atroce, compliqué, sale et gluant. Je croyais que mes entrailles cracheraient du sang et que j’aurais deux fois plus mal au ventre. Je croyais que je n’y arriverais jamais, que je ne pourrais pas, que je ne voudrais pas, mais quand les premiers craquements de mes abdominaux me sont parvenus aux oreilles, mon corps en a décidé pour moi. Il n’y avait pas d’alternative.
C’était divin.[16]
Il y avait toujours eu, dans la présence de l’oncle , dans la manière dont il se tenait dans la maison, dont il y portait son corps d’oncle en visite, et surtout quand il se postait sur la galerie extérieure, mains dans les manches de son kimono, et le regard enfoui dans ce qui ne devait pas être exactement le jardin (les feuilles elliptiques du plaqueminier, les frondaisons plumeuses des bambous, le dessous tomenteux du feuillage d’un paulownia), mais des images intérieures qui se laissaient absorber par la végétation, je ne sais quoi d’impénétrable, qui émanait de son mutisme, de la façon dont les traits de son visage alors se composaient (une absence, aussi, dans l’œil), comme s’il remuait en lui-même de petites choses cachées, obscures, impossibles à communiquer, et qui ne cessaient de l’assaillir.[17]
La mère porte un des sacs de Sarah, Sarah a voulu un chariot mais la mère a refusé. Elle a besoin de sentir la bretelle lui forer l'épaule, y laisser une marque. Sarah marche la première, la mère suit Sarah. Derrière, Lisa shoote dans des papiers de chewing-gum roulés froissés, fait crisser les semelles de ses tennis. La mère n'entend que les pas de Sarah qui s'éloigne avec sa doudoune bleue serrée sur les hanches, le bonnet les gants de laine roulés dans la poche intérieure, l'écharpe pendouillant autour du cou. Elle voudrait faire un nœud, les pans traînent par terre mais elle n'ose pas, Sarah a vingt-deux ans.[18]
Fillus de anima.
c’est ainsi qu’on appelle les enfants doublement engendrés, de la pauvreté d’une femme et de la stérilité d’une autre. de ce second accouchement était née Maria Listru, fruit tardif de l’âme de Bonaria Urrai.[19]
Elle jette un autre coup d'œil sur le paysage autour d'elle. Mais ce n'est pas un paysage. Il n'y a pas d'arbres, pas de champs, pas de maisons… Il n'y a rien. On dirait la lune, ce chaos volcanique à perte de vue, cette étendue noire recouverte çà et là d'une mince couche de neige. Pourtant c'est bien elle qui a voulu venir ici. Il fera froid et la nuit sera longue. Si déjà il faut qu'elle paie, autant que ça dure le plus longtemps possible.[20]
Il paraît qu’une page de l’histoire se tourne dans un pays quand l’inattendu arrive. Je peux vous assurer, aujourd’hui, que, dans la vie d’une femme, un chapitre se clôt quand l’interdit surgit.[21]
Dans cette retraite, car cette fois je crois que c’en est une, j’ai tout loisir d’immobiliser le temps et de revoir, à l’ombre clignotante du grand saule qui balance entre le tertre et l’eau et couvre à la fois la barque et le ponton branlant, ma dernière copie.
J’ôte, je tranche, je précise et je puise dans les crêtes claires de ma mémoire, essayant de conserver, dans la brusquerie de leur apparition, la vigueur des sentiments dont je sais qu’ils m’ont traversée mais pour lesquels, parfois, je ne dispose que d’une métatrace, trace d’une trace, souvenir d’un souvenir, souvent lui-même appauvri.[22]
La clarinette, voyez-vous, est au saxophone comme qui dirait un têtard. Un spermatozoïde noir et argent. La clarinette est un spermatozoïde qui grandira et deviendra un jour saxophone, si on lui donne beaucoup, beaucoup d’amour.[23]
Au début, il y aurait d'abord eu cet homme, Franz Stangl, bon professionnel de la police autrichienne, embauché par l'Histoire dans la Gestapo, rapidement monté en grade : nommé en 1940 surintendant de police aux hôpitaux de Schloss Hartheim Autriche et Bernburg Allemagne : début des tests d'extermination du programme secret T4 sur des adultes et enfants handicapés, gazés au monoxyde de carbone. Puis le camp d'extermination de Sobibor en 1942 et celui de Treblinka ensuite, sa dernière promotion, comme commandant. [24]
Ses yeux pour qu’ils arrêtent il aurait fallu qu’il les arrache. Ça aurait changé sa vie. Quand on est un enfant on peut arracher les pétales d’une fleur les pattes d’une mouche le tissu des fauteuils mais pas ses propres yeux. Et quand on est un adulte eh bien il est trop tard…[25]
Pendant une longue période, qu'au fond je n'ai à coeur ni de situer dans le temps, ni d'estimer ici en nombre d'années, j'ai vécu dans peut-être la pire insubordination de notre époque, qui est l'absence de vie sexuelle. Encore faudrait-il que ce terme soit le bon, si l'on considère qu'une part colossale de sensualité a accompagné ces années, ou seuls les rêves ont comblé mes attentes - mais quels rêves -, et ou ce que j'ai approché, ce n'était qu'en pensée - mais quelles pensées.[26]
Je ne fais que raviver une envie de bonheur depuis longtemps renoncé, nous sommes un et nous sommes mille, et des millions, nous sommes un et tous et seuls. Rien ne permet plus de communiquer avec ceux que nous avons quittés. Toujours, dans ce trou qu'on nous a fait, restera notre silence.[27]
« Et maintenant, dans ce village d'Orient où j'ai failli mourir, voilà qu'il revient en me frôlant la joue et en me demandant d'être claire dès le début. J'aime l'odeur de tes lèvres, il disait. Mais tu n'es pas mon amoureux pour me dire des choses pareilles, je lui répondais en riant. Je me suis piégée moi-même à ce jeu de la mémoire aimantée et suis obligée d'accueillir les jours et les saisons qui se présenteront ici. »[28]
Tu t'es dégagé, légèrement surpris, mal à l'aise : tu ne voulais pas. Même ce matin-là, il ne fallait pas. Entre nous pas d'effusions. On ne dit pas la douleur. On ne dit pas l'amour. On en vibre, on en défaille, mais on les tait. On les cache.[29]
Tu n’es plus là, et moi j’erre dans mon palais de mémoire ; autrefois il était somptueux, je ne me lassais pas de l’arpenter… Depuis que tu es parti, toutes les pièces sont dévastées, il sent la mort et la fumée ; mon beau palais a brûlé, je n’y retrouve rien de ce que j’y avais laissé.
Parfois, tu le traverses en silence, l’ombre de ton faucon sur l’épaule ; je voudrais te parler, je tends les bras vers toi… mais tu t’en vas sans me voir.[30]
– Tu dis ça parce que tu es amer…
– Oui, je suis amer… Est-ce que ce n'est pas un sentiment normal à la fin d'une vie ?
– Je ne sais pas. Mais tu devrais faire confiance à tes plus mauvais rêves. Ils ont des choses à te dire, j'en suis sûr…
– Tu parles comme un oracle…
Markus a ri, franchement. Il a promené son gressin dans les restes de sauce, comme un scribe.
– Je ne sais pas si je parle comme un oracle, mais il me semble que tout est contenu dans nos inquiétudes. On peut y déchiffrer le monde entier. Dans nos angoisses, il y a l'essence même des choses. Il n'y a qu'à laisser venir… Il n'y a qu'à écouter…[31]
« Je suis l'ombre qui cause.
Je suis celle qui s'est volontairement clôturée pour tenter d'exister.
Je suis la vierge des Murmures.
À toi qui peux entendre, je veux parler la première, dire mon siècle, dire mes rêves, dire l'espoir des emmurées. »[32]
Slim gris, un tee-shirt American Vintage et un gilet à boutons nacrés, me voilà toute d’innocence vêtue. Je me regarde de bas en haut dans la psyché, des mocassins iraient parfaitement avec le reste. Eye-liner en main, je me rapproche de mon reflet.
- Une pute, je suis une pute, dis-je à mi-voix.
Je me mets à rire, ouvre ma base iPod en sélectionnant Midnight Boom des Kills. Puis j’allume une cigarette en faisant l’exploit de tirer un trait noir parfait au-dessus de ma paupière, la cigarette entre les lèvres.[33]
Au bout d'une heure et de quelques larmes versées surtout sur mon propre sort, je me retrouve à court de tabac.j'ai renoncé à tirer sur la corde. Je me vois déjà face au peloton d'exécution. Ou alors, au fond d'une petite grotte en Grèce. je réfléchis à un éventuel changement de nom. La nuit avance jusqu'à l'heure où les oiseaux s'éveillent, juste avant l'aube.[34]
Je n'étais pas maquillée ce jour-là. Mes cheveux étaient retenus par une queue de cheval, je ne portais pas de lentilles, mais des lunettes qui cerclaient mes yeux de fer. J'avais davantage l'air d'une étudiante que d'une femme de trente-huit ans. J'étais penchée sur les revues spécialisées et les nouveaux ouvrages que je m'apprêtais à ranger, lorsque j'entendis une voix, ou plutôt la musique d'une voix, une mélodie douce et grave, d'une grande justesse, harmonieusement posée :
– Je cherche un livre, disait-elle. Un livre à offrir. Un livre qui ouvrirait une porte. Ou en fait, plusieurs livres. C'est pour quelqu'un qui n'y connaît pas grand-chose. Mais je vous dérange peut-être ?[35]
[1] Virginie Deloffre, LENA
[2] Delphine De Vigan, RIEN NE S’OPPOSE A LA NUIT
[3] Emma Donoghue, ROOM
[4] Michèle Halberstadt, LA PETITE
[5] Brigitte Giraud, PAS D’INQUIETUDE
[6] Laura Kasischke, LES REVENANTS
[7] Marie Darrieussecq, CLEVES
[8] Anne-Sophie Stefanini, VERS LA MER
[9] Catherine Millot, O SOLITUDE
[10] Lydie Salvayre, HYMNE
[11] Léonora Miano, CES AMES CHAGRINES
[12] Khadi Hane, DES FOURMIS DANS LA BOUCHE
[13] Véronique Ovaldé, DES VIES D’OISEAUX
[14] Laurence Cossé, LES AMANDES AMERES
[15] Shumona Sinha, ASSOMONS LES PAUVRES !
[16] Sofi Oksanen, LES VACHES DE STALINE
[17] Christine Montalbetti, L’EVAPORATION DE L’ONCLE
[18] Valentine Goby, BANQUISES
[19] Michela Murgia, ACCABADORA
[20] Brina Svit, UNE NUIT A REYKJAVIK
[21] Delphine De Malherbe, L’AIMER OU LE FUIR
[22] Céline Minard, SO LONG, LOUISE
[23] Eleanore Catton, LA REPETITION
[24] Dominique Sigaud, FRANZ STANGL ET MOI
[25] Estelle Nollet, LE BON, LA BRUTE, ETC
[26] Sophie Fontanel, L’ENVIE
[27] Lilyane Beauquel, AVANT LE SILENCE DES FORETS
[28] Colette Fellous, UN AMOUR DE FRERE
[29] Laurence Tardieu, LA CONFUSION DES PEINES
[30] Elise Fontenaille, LE PALAIS DE MEMOIRE
[31] Patricia Reznikov, LA NUIT N’ECLAIRE PAS TOUT
[32] Carole Martinez, DU DOMAINE DES MURMURES
[33] Margaux Guyon, LATEX, ETC
[34] Téa Obreht, LA FEMME DU TIGRE
[35] Eliette Abecassis, ET TE VOICI PERMISE A TOUT HOMME