Ce que le jour dit à la Nuit, Yasmina Khadra
Par Ninon • 22 mai, 2009 • Catégorie: A la une, Book Club •J’ai découvert Yasmina Khadra il y a peu, et pourtant ce n’est pas faute d’en avoir entendu parler. Mais je n’avais pas eu l’occasion. L’année dernière, j’ai lu comme une furieuse pendant l’été, et, entre autres, plusieurs de ses livres.
Yasmina Khadra
Je n’ai pas trop aimé ceux de ses livres qui se passent hors d’Algérie (les hirondelles de Kaboul et l’Attentat) ; il m’est difficile d’expliquer pourquoi, disons que je ne parvenais pas à rentrer dedans vraiment, comme s’il s’était agi d’un exercice intellectuel, et non de quelque chose de vécu. En revanche, j’ai adoré La Part du Mort et L’écrivain. Justement parce que, dans ces deux romans, je retrouvais et touchais du doigt et de l’esprit quelque chose de douloureux et d’indicible, déjà rencontré dans certains pays arabes dans lesquels j’ai vécu.
Yasmina Khadra
Voilà pourquoi je me suis précipitée sur “Ce que le jour doit à la nuit“.
Yasmina Khadra
Que dire de ce livre ? C’est difficile. Certaines choses m’ont infiniment plu et bouleversée, d’autres moins, mais il s’agit d’un avis personnel : je dois dire que je n’aime pas tellement les histoires d’amour, et je n’ai pas tellement accroché à celle-là ; mais il y a dans le roman bien d’autres choses que seulement l’histoire d’amour.
Yasmina Khadra
L’histoire : Des années 30 à nos jours, Younes est le fils d’un propriétaire terrien poursuivi par une hallucinante malchance, et qui finit par le confier à son frère pour le sauver d’un avenir misérable. Elevé par son oncle pharmacien, Younes va à l’école, française, donc, et rencontre toutes sortes de personnages, typiques de l’Algérie coloniale, français, italien, espagnols, juifs. Tous sont pris dans la tourmente de la Deuxième Guerre Mondiale et dans celle de la Décolonisation, envisagée d’un point de vue local plutôt que décrite historiquement dans ses tenants et ses aboutissants, ce qui permet de montrer la déchirure, la fracture qui se crée entre les différentes communautés. Durant tout ce temps-là, Younes aime d’un amour impossible (et, de mon point de vue à moi, assez agaçant) une française peste dont on se demande ce qu’il lui trouve et dont il est aimé aussi (mais qu’elle est chiante).
Bon, alors je ne m’attarderai pas sur l’histoire d’amour, surtout que je suis sûre que ça peut plaire à d’autres, mais bon, moi je n’accroche pas.
A part ça, tout est génial dans ce livre.
Yasmina Khadra
Tout d’abord, la malédiction du père de Younes. Toute la famille de Younes est formidablement bien campée ; elle me semble réelle. Son père est par deux fois, victime de la malveillance ; or, justement, dans ma propre expérience, j’ai été plus d’une fois stupéfaite de la malveillance dont certaines personnes peuvent faire preuve. Dans certains types de société, cette malveillance potentielle prend de terribles proportions. Ce “certain type de société”, je ne saurais trop le caractériser par des critères socio-économiques précis, mais je peux suggérer des exemples : dans l’Angleterre de Dickens ; dans la France de certains romans de Balzac (”les Paysans”, par exemple) ; dans certains romans de Zola (”la conquête de Plassans, ou Nana) ; dans des romans dont le titre m’échappe hélas totalement, mais qui se passaient en Chine ou en Birmanie ; dans le film et le roman “Slumdog millionnaire” ; on y retrouve une âpreté terrible dans les rapports humains ; c’est vraiment, à chaque minute, fight for life ; et nous, dans nos sociétés policées et heureuses, nous l’avons perdu de vue. Il reste bien sûr de cette méchanceté, de cette cruauté, mais comme elle s’exerce dans un univers tellement bisounours, ou qui se veut tel, on la remarque plus. Une maman qui regarderait de travers un autre enfant parce qu’il a une certaine couleur de peau ou l’air pauvre, même si c’est courant, il y en aura toujours pour se choquer ; ce qui est, en soi, bon signe ; mais dans certains pays, les gens font bien pire que se regarder de travers. Quand nous, petits Européens tout pâles, nous trouvons devant ces tornades, nous nous sentons défaillir ; ce sont des sauvages, pensons-nous, et, selon la civilisation que nous avons en face de nous, nous pensons que “ce sont bien des Arabes”, ou “ce sont bien des Chinois”, ou “ce sont bien des n’importe quoi mais pas comme nous”. Car nous, nous sommes “civilisés” ; et nous le sommes, de la façon dont certains le disent (je n’aime pas du tout ce mot de civilisés, car toute société est civilisée, mais sa forme de civilisation est différente d’une autre ; je l’emploie pour l’avoir entendu), mais pas dans le sens où ces sentiments ont disparu, comme par un coup de purification spirituelle : pas du tout : en nous aussi ces sentiments subsistent, tels quels, mais cachés, enfoncés, dissimulés, honteux, et n’explosant qu’en de brêves occasions, qui nous permettent de continuer à penser qu’on est meilleurs. Dans nos pays, surtout en France, une multitude de systèmes sociaux font qu’on ne tombe plus aussi bas, matériellement parlant, que le père, la mère et la soeur de Younes. Mais la malveillance qui poursuit la famille de Younes, même si le système social lui interdit une efficacité aussi atroce, elle, elle existe toujours - cachée. Ce qui fait dire à ceux qui savent, pour avoir souffert de sa version brute, de base, repérer la malveillance, que les sociétés occidentales sont “hypocrites” puisqu’elles se prétendent plus avancées alors qu’elles ne font que masquer le mal (je ne pense pas, pour ma part, que les sociétés occidentales soient hypocrites, encore une fois elles ont juste leur logique ; là aussi j’emploie ce mot parce qu’il est parfois utilisés par certains, occidentaux ou pas, qui veulent décrier les sociétés occidentales).
Yasmina Khadra
Autre aspect merveilleux de ce roman, la façon dont le pays est décrit ; peut-être est-ce que je sais ce qu’est un ciel bleu, des bougainvillers, certaines odeurs, mais je peux vous garantir que l’on voyage, dans ce roman.
Exemple : “C’était un trou perdu, triste à crever, avec ses bicoques en torchis craquelé sous le poids des misères et ces ruelles désemparées qui ne savaient où courir cacher leur laideur. Quelques arbres squelettiques se faisaient bouffer par les chèvres, debout dans leur martyre tels des gibets. Accroupis à leurs pieds, les désoeuvrés n’en menaient pas large.”
A Oran : “De très belles demeures s’élevaient de tous les côtés, en retrait derrière des grilles peintes en noir, imposantes et raffinées. Des familles se prélassaient sur les vérandas, autour de tables blanches garnies de carafons et de hauts verres d’orangeade, tandis que des bambins au tent vermeil, avec de l’or dans les cheveux, gambadaient dans les jardins.”
Ces mots, et d’autres, renferment tout le Maghreb et sa lumière indicible, sa pauvreté laide par endroit, et si triste, et son bien être quiet et souriant à d’autres.
Plus tard, Younes habite dans une petite ville à la campagne, elle aussi très bien évoquée. Il me semble que Yasmina Khadra respire et exhale l’Algérie à chaque ligne.
Yasmina Khadra
Autre qualité du livre, le père de Younes. Ce père est un mystère pour moi, comme, apparemment pour son frère. Ce que je vais dire est peut-être le fait d’une française trop française, mais ce père, doué de qualité, mais poursuivi par la malchance, me rappelle avec acuité diverses personnes, dont le père d’une amie. Il s’agit d’une personne opiniâtre, travailleuse, décidée à s’en sortir ; il est par deux fois victime de la malveillance ; il a un frère qui veut l’aider, et avec un orgueil obstiné, il refuse l’aide de son frère. Résultat, il s’enfonce encore plus dans la misère, bien qu’il en fasse sortir son fils. Pourquoi n’a-t-il pas accepté l’aide de son frère? inutile de me dire que c’est un héros de roman. Moi aussi, je me suis trouvé face à des personnes douées de nombreuses qualités, mais qui, pour une raison mystérieuse, accumulent les mauvais choix et s’enfoncent. Difficile à expliquer : imaginez quelqu’un à qui vous dites : mais voyons, il y a un mur, là, tu vas rentrer dedans, et qui avec une obstination stupéfiante, foncent dans le mur pourtant visible. J’en ai rencontré pas mal, des gens comme ça, prisonniers de leur orgueil, et qui ne parviennent donc pas à utiliser leurs qualités, essentiellement parce qu’ils ne veulent pas écouter les autres. Le père de mon amie a fait des études en Europe, il avait un bon métier en Allemagne, il y était apprécié et brillant ; de retour dans son pays, il n’a pu se réhabituer aux rapports sociaux et s’est retrouvé isolé, et malgré ses compétences professionnelles, acculé à un échec, à la pauvreté, à la misère. De même, l’homme qui a racheté l’affaire de mon mari ; un parcours similaire : réussite en Angleterre, plusieurs petites sociétés (laveries, garages), et avec l’argent dégagé, il s’est installé dans son pays ; mais ses compétences se sont dissoutes et effritées mystérieusement ; la société qu’il a racheté a périclité ; ultime symbole de son échec, sa voiture a eu un incroyable accident, c’est-à-dire qu’il a embouti un rond point sans raison, la voiture était irréparable. Cet accident impossible est parallèle à sa réussite impossible ; comme si une sorte de voix intérieure soufflait à celui qui tente, dans le pays de ses pères, de s’élever au dessus de sa condition initiale par sa propre initiative (et non par le biais des amitiés et du clientélisme) : « tu n’y arriveras pas, tu n’y arriveras pas.. » ; comprenez moi bien, il ne s’agit pas d’une incapacité ou d’une incompétence réelle, hein, mais d’une compétence qui se poignarde elle-même, comme si elle avait peur de réussir. Même si l’histoire du père du héros est un peu différente, j’y retrouve la même fatalité atroce, absurde et incompréhensible. Je la trouve, moi, cette fatalité, bouleversante.
Yasmina Khadra
Dernier point, la fin du roman. Le narrateur, Younes, retrouve, des années après, ses anciens amis, exilés en France. Il y a beaucoup de nostalgie, et de sentiment du temps passé, dans ce passage. Plusieurs personnages se retrouvent des années après, et se souviennent ; et leurs options semblent par moment dérisoires ; tels choix, telles vies, telles décisions ; des amis aux options différentes, mais quand le temps passe, que reste-t-il? Parfois, les rancoeurs dominent, parfois pas. Au début, juste après l’indépendance, j’imagine que tout a semblé possible ; le bonheur devait être juste là, à porté de mains ; mais ceux qui ont pris le pouvoir n’ont pas généré tant de bonheur ; les promesses n’ont pas été toutes tenues. Pourtant, ils y croyaient tous. Mais que s’est-il passé? Ce qu’il s’est passé, des choses indicibles, que je ne connais que par ouï-dire, que je ne fais qu’effleurer de l’esprit, et de même, dans ce roman-là, Yasmina Khadra n’aborde pas le sujet (il faut lire « La part du mort »). Mais la tristesse diffuse qui émane de cette fin du livre, même si je ne suis pas algérienne, je la partage, et il faudra la supporter encore quelques décennies, je le crains…
Yasmina Khadra
Bon, sur ce, j’arrête. J’espère aveoir réussi à donner envie de lire ce livre qui est d’une puissance, d’une vérité, et d’une humanité extraordinaire.
Ninon : Etudes de lettres classiques et d'histoire achevées en 1993 ; voyages depuis 1996 ; posée à Madrid depuis juin 2008. Marketeuse, prof, vendeuse, organisatrice, traductrice.... et maintenant, blogueuse.
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Bravo pour cette belle et longue critique !
J’ai moi-même découvert cet auteur l’année dernière et j’ai beaucoup aimé “Les sirènes de Bagdad” et celui dont tu parles. Ce sont de vrais bons romans…
Pas le courage de me lancer comme toi dans un long billet mais je ne peux que les recommander, à mon tour:-)
Merci Gaëlle. C’est dommage de ne pas avoir un autre avis… Mais il faut lire Yasmina Khadra, absolument, absolument.
Bonjour
J’ai lu avec beaucoup d’attention le commentaire sur le livre de yasmina Khadra.
J’aime beaucoup le style et le côté littéraire des ses romans pour la forme et jamais pour le fonds
car, à lire yasmina Khadra, il y a les bons, c’est à dire les militaires tels que lui qui essayent de protéger
la population algérienne terrifiée ( ou Irakienne ou Afghane selon les romans) et les barbus sauvages de l’autre.
Ce sont des analyses très réductrices d’une société algérienne prise dans une tourmente qui dure depuis 1991.
J’attends avec impatience la lumière sur les disparitions “inexpliquées’ de plusieurs milliers de jeunes innocents et qui par décret dit de concorde civile, en quelques jets d’encres jetés rapidement sur une feuille blanche, ne pourront, hélas, plus jamais leur rendre justice ou atteindre leurs assassins fantômes
Azzedine : eh bien, bien que je ne l’ai pas du tout analysé comme ça, c’est peut-être ça qui m’a perturbé dans l’attentat et les hirondelles de Kaboul, cet antagonisme réducteur ; cependant, dans la part du mort, je n’ai pas du tout senti ça, ni dans ce roman-là. Il n’est pas impossible cependant de retrouver un peu de ça dans ce roman, si je réfléchis bien, mais je ne suis pas capable d’en parler de façon réellement pertinente. Donc, je m’abstiendrai. Mais l’évocation du pays, je le répète, me parait merveilleuse, et ce roman a vraiment éveillé des échos chez moi. Des échos de paysages vus, de personnes connues. J’ai beaucoup de mal à expliquer ce que je ressens, car c’est, au fond, plus affectif que rationnel, et totalement subjectif.
que vous dire ? il parait qu’il n’est pas si net, notre écrivain.
ça ne saurait tarder mais je n’ai encore rien lui de lui
espérons juste que le caractère de merde du personnage ne se reflète pas à travers ses livres
je vous dirai
http://www.dailymotion.com/user/rabah_dz/video/x9063t_yasmina-khadra-humilie-par-le-psych_news?hmz=707265766e657874
Je ne connais pas encore cet auteur, pourtant j’ai “L’attentat” dans ma pile depuis … pfiuuu … 3 ans ? :/
j’avais bien aimé “L’attentat”. J’ai maintenant encore plus envie de tester les autres romans de Yasmina Khadra.