Swann chez la duchesse de Guermantes : la suite
Par Ninon • 27 jan, 2009 • Catégorie: A la une, Littérature •Souvenez vous… Nous avions laissé, dans un hôtel particulier qu’il faut imaginer somptueux, Swann, le duc et la duchesse de Guermantes, sous le regard impavide du Narrateur. Swann, marqué par la maladie, se trouve devant ses anciens amis, séparés d’eux par le fossé immatériel qui nous sépare, ainsi, de gens que l’on a perdu de vue. Le Narrateur continue de raconter, avec son étrange impassibilité, cruelle, ironique et précise, la scène. C’est l’une de celles que je préfère, parce qu’elle évoque la fragilité des rapports humains.
(La première phrase n’est pas compréhensible, vu qu’elle fait référence à ce qui vient juste de se passer, mais je ne peux la couper).
—Je lui pardonne, dit distraitement la duchesse, qui, tout d’un coup paraissant frappée d’une idée qui l’égaya, réprima un léger sourire, mais revenant vite à Swann: Eh bien! vous ne dites pas si vous viendrez en Italie avec nous?
—Madame, je crois bien que ce ne sera pas possible.
—Eh bien, Mme de Montmorency a plus de chance. Vous avez été avec elle à Venise et à Vicence. Elle m’a dit qu’avec vous on voyait des choses qu’on ne verrait jamais sans ça, dont personne n’a jamais parlé, que vous lui avez montré des choses inouïes, et même, dans les choses connues, qu’elle a pu comprendre des détails devant qui, sans vous, elle aurait passé vingt fois sans jamais les remarquer. Décidément elle a été plus favorisée que nous… Vous prendrez l’immense enveloppe des photographies de M. Swann, dit-elle au domestique, et vous irez la déposer, cornée de ma part, ce soir à dix heures et demie, chez Mme la comtesse Molé. Swann éclata de rire. «Je voudrais tout de même savoir, lui demanda Mme de Guermantes, comment, dix mois d’avance, vous pouvez savoir que ce sera impossible.»
—Ma chère duchesse, je vous le dirai si vous y tenez, mais d’abord vous voyez que je suis très souffrant.
—Oui, mon petit Charles, je trouve que vous n’avez pas bonne mine du tout, je ne suis pas contente de votre teint, mais je ne vous demande pas cela pour dans huit jours, je vous demande cela pour dans dix mois. En dix mois on a le temps de se soigner, vous savez. A ce moment un valet de pied vint annoncer que la voiture était avancée. «Allons, Oriane, à cheval», dit le duc qui piaffait déjà d’impatience depuis un moment, comme s’il avait été lui-même un des chevaux qui attendaient. «Eh bien, en un mot la raison qui vous empêchera de venir en Italie?» questionna la duchesse en se levant pour prendre congé de nous.
—Mais, ma chère amie, c’est que je serai mort depuis plusieurs mois. D’après les médecins que j’ai consultés, à la fin de l’année le mal que j’ai, et qui peut du reste m’emporter de suite, ne me laissera pas en tous les cas plus de trois ou quatre mois à vivre, et encore c’est un grand maximum, répondit Swann en souriant, tandis que le valet de pied ouvrait la porte vitrée du vestibule pour laisser passer la duchesse.
—Qu’est-ce que vous me dites là? s’écria la duchesse en s’arrêtant une seconde dans sa marche vers la voiture et en levant ses beaux yeux bleus et mélancoliques, mais pleins d’incertitude. Placée pour la première fois de sa vie entre deux devoirs aussi différents que monter dans sa voiture pour aller dîner en ville, et témoigner de la pitié à un homme qui va mourir, elle ne voyait rien dans le code des convenances qui lui indiquât la jurisprudence à suivre et, ne sachant auquel donner la préférence, elle crut devoir faire semblant de ne pas croire que la seconde alternative eût à se poser, de façon à obéir à la première qui demandait en ce moment moins d’efforts, et pensa que la meilleure manière de résoudre le conflit était de le nier. «Vous voulez plaisanter?» dit-elle à Swann.
—Ce serait une plaisanterie d’un goût charmant, répondit ironiquement Swann. Je ne sais pas pourquoi je vous dis cela, je ne vous avais pas parlé de ma maladie jusqu’ici. Mais comme vous me l’avez demandé et que maintenant je peux mourir d’un jour à l’autre… Mais surtout je ne veux pas que vous vous retardiez, vous dînez en ville, ajouta-t-il parce qu’il savait que, pour les autres, leurs propres obligations mondaines priment la mort d’un ami, et qu’il se mettait à leur place, grâce à sa politesse. Mais celle de la duchesse lui permettait aussi d’apercevoir confusément que le dîner où elle allait devait moins compter pour Swann que sa propre mort. Aussi, tout en continuant son chemin vers la voiture, baissa-t-elle les épaules en disant: «Ne vous occupez pas de ce dîner. Il n’a aucune importance!» Mais ces mots mirent de mauvaise humeur le duc qui s’écria: «Voyons, Oriane, ne restez pas à bavarder comme cela et à échanger vos jérémiades avec Swann, vous savez bien pourtant que Mme de Saint–Euverte tient à ce qu’on se mette à table à huit heures tapant. Il faut savoir ce que vous voulez, voilà bien cinq minutes que vos chevaux attendent Je vous demande pardon, Charles, dit-il en se tournant vers Swann, mais il est huit heures moins dix, Oriane est toujours en retard, il nous faut plus de cinq minutes pour aller chez la mère Saint–Euverte.»
Swann va se retrouver seul, et il sait très bien que sa meilleure amie l’abandonne pour une soirée mondaine. Le monde de Proust n’est pas gentil, les gens poussent de grands cris désolés comme chez nous, s’embrassent, se tombent dans les bras, mais ils s’abandonnent avec cruauté, comme nous. Tandis que la duchesse persiste dans son mensonge, conclusion de la scène avec Oriane et Basin : comme Proust évoque bien la futilité et l’égoïsme…Mme de Guermantes s’avança décidément vers la voiture et redit un dernier adieu à Swann. «Vous savez, nous reparlerons de cela, je ne crois pas un mot de ce que vous dites, mais il faut en parler ensemble. On vous aura bêtement effrayé, venez déjeuner, le jour que vous voudrez (pour Mme de Guermantes tout se résolvait toujours en déjeuners), vous me direz votre jour et votre heure», et relevant sa jupe rouge elle posa son pied sur le marchepied. Elle allait entrer en voiture, quand, voyant ce pied, le duc s’écria d’une voix terrible: «Oriane, qu’est-ce que vous alliez faire, malheureuse. Vous avez gardé vos souliers noirs! Avec une toilette rouge! Remontez vite mettre vos souliers rouges, ou bien, dit-il au valet de pied, dites tout de suite à la femme de chambre de Mme la duchesse de descendre des souliers rouges».
Final…—Mais, mon ami, répondit doucement la duchesse, gênée de voir que Swann, qui sortait avec moi mais avait voulu laisser passer la voiture devant nous, avait entendu… puisque nous sommes en retard…
—Mais non, nous avons tout le temps. Il n’est que moins dix, nous ne mettrons pas dix minutes pour aller au parc Monceau. Et puis enfin, qu’est-ce que vous voulez, il serait huit heures et demie, ils patienteront, vous ne pouvez pourtant pas aller avec une robe rouge et des souliers noirs. D’ailleurs nous ne serons pas les derniers, allez, il y a les Sassenage, vous savez qu’ils n’arrivent jamais avant neuf heures moins vingt. La duchesse remonta dans sa chambre. «Hein, nous dit M. de Guermantes, les pauvres maris, on se moque bien d’eux, mais ils ont du bon tout de même. Sans moi, Oriane allait dîner en souliers noirs.»
—Ce n’est pas laid, dit Swann, et j’avais remarqué les souliers noirs, qui ne m’avaient nullement choqué.
—Je ne vous dis pas, répondit le duc, mais c’est plus élégant qu’ils soient de la même couleur que la robe. Et puis, soyez tranquille, elle n’aurait pas été plutôt arrivée qu’elle s’en serait aperçue et c’est moi qui aurais été obligé de venir chercher les souliers. J’aurais dîné à neuf heures. Adieu, mes petits enfants, dit-il en nous repoussant doucement, allez-vous-en avant qu’Oriane ne redescende. Ce n’est pas qu’elle n’aime vous voir tous les deux. Au contraire c’est qu’elle aime trop vous voir. Si elle vous trouve encore là, elle va se remettre à parler, elle est déjà très fatiguée, elle arrivera au dîner morte. Et puis je vous avouerai franchement que moi je meurs de faim. J’ai très mal déjeuné ce matin en descendant de train. Il y avait bien une sacrée sauce béarnaise, mais malgré cela, je ne serai pas fâché du tout, mais du tout, de me mettre à table. Huit heures moins cinq! Ah! les femmes! Elle va nous faire mal à l’estomac à tous les deux. Elle est bien moins solide qu’on ne croit. Le duc n’était nullement gêné de parler des malaises de sa femme et des siens à un mourant, car les premiers, l’intéressant davantage, lui apparaissaient plus importants. Aussi fut-ce seulement par bonne éducation et gaillardise, qu’après nous avoir éconduits gentiment, il cria à la cantonade et d’une voix de stentor, de la porte, à Swann qui était déjà dans la cour:
—Et puis vous, ne vous laissez pas frapper par ces bêtises des médecins, que diable! Ce sont des ânes. Vous vous portez comme le Pont–Neuf. Vous nous enterrerez tous!
D’une certaine façon, on ne devrait pas commenter Jroust, comme dans un opéra il faut juste attendre que la musique s’arrête, elle résonne un peu en nous encore ; ou, comme du bon vin, même quand on l’a avalé, le goût reste dans la bouche. je relis et relis cette scène, je le connais par coeur, et elle me fait toujours autant d’effet, même lorsque les mots se sont tus. Cette scène est cruelle, mais pas triste : on ne peut pas être triste pour Swann, il a d’autres choses dans la vie, maintenant, qu’Oriane et Basin ; il les connaît, je ne crois pas qu’il soit malheureux; mais il me semble que le voir ainsi se heurter au mur d’indifférence d’anciens amis à lui, à leur égoïsme, nous permet à la fois de nous questionner sur les fois où infligeons et subissons les mêmes situations. N’avons nous jamais expédié un peu vite un ami qui avait peut-être envie de nous parler? n’avons nous jamais été déçu d’une personne qui ne nous avait pas écouté? Cette scène nous place en observateur de l’affreuse et cependant humaine petite comédie sociale, elle nous permet de la regarder avec distance, de la comprendre, de l’accepter, ou de la refuser. Elle l’illustre avec une finsse que l’on ne trouve pas dans la vraie vie, parce que dans la vraie vie, on ne s’observe pas. Il y a sûrement bien d’autres choses ans cette scène, qu’un littérateur chevronné saurait repérer. Mais peu importe : on doit lire un roman avec ce que l’on est, avec sa vie, son passé, et pas avec la culture des autres. Donc, je vous ai parlé de ma lecture de cette scène. Rien ne vous empêche d’en penser tout autre chose. Ce qui est, avant tout, le plus important, c’est de lire Proust.
Ninon : Etudes de lettres classiques et d'histoire achevées en 1993 ; voyages depuis 1996 ; posée à Madrid depuis juin 2008. Marketeuse, prof, vendeuse, organisatrice, traductrice.... et maintenant, blogueuse.
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Je n’avais jamais été si loin dans la lecture de Proust (à vrai dire, je n’ai pas pu dépasser la vingtième page de “à la recherche du temps perdu” mais je ne dis pas qu’un jour, dans un certain état d’esprit, je ne puisse pasreprendre cette lecture.
En tout cas, je trouve cette scène d’une grande cruauté mais effectivement, pas forcément vis à vis de celui qu’on croit ! Le poids des obligations sociales présent chez les Guermantes ressemble à s’y méprendre à ce que l’on peut observer autour de soi et nous en parlions pas plus tard qu’hier avec Aldea…
Je découvre grâce à toi la modernité de M. Proust…
PCR : Je suis ravie si tu as une autre perception de Proust ! Et j’espère que tu n’es pas la seule !!! Tu sais, tu n’as pas besoin de le lire du début à la fin. Surtout la Recherche : la progression n’est pas du tout linéaire. Il vaut mieux que tu lises un passage que tu apprécies, puis une autre, même s’il est éloigné… de façon à vraiment “rentrer ” dans l’oeuvre. Comme c’est un monument, c’est comme un château très grand : on ne peut habiter toutes les pièces à la fois, on a le droit de préférer telle ou telle, tu vois ce que je veux dire? Pour moi, certains passages de Proust sont, en quelque sorte, la vie elle-même. Si Proust te paraît moderne, c’est qu’il parle de l’homme, et l’homme est éternel, il ne change pas, c’est juste le décor autour de lui qui change.
Belle analyse.
Pour découvrir Proust, il existe une excellente approche: le texte intégral lu par quelques-uns des plus grands comédiens français:
André Dussolier, Lambert Wilson, Podalydès…
C’est très vivant, un grand plaisir d’écoute.
On trouve cela dans les bonnes médiathèques, gratuitement (sinon c’est un peu cher à acheter, mais cela vaut l’investissement, pour qui a les moyens).
Références:
http://www.page2007.com/news/proust/la-recherche-du-temps-perdu-proust-edition-sonore-theleme-audiobook-dussollier-wilson-renucci
Philippine : page2007.com !!!!! l’une des mes sites préférés… Oui, tu as raison de parler de ça ; le texte de Proust est beau à entendre. Rien qu’à le lire tout haut, je me régale… Bienvenue, Philippine !