Raison et sentiments dans les tiroirs de la mode
jeudi, septembre 15, 2011 at 9:35AM Avant de parler des vêtements de l'automne qui prendront très bientôt place en nos penderies, bousculant ainsi sur quelques cintres mécontents les lins récalcitrants et autres tissus aussi légers que l'été, j'avais envie de vous présenter quelqu'un qui a une place à part dans ma petite vie actuelle.
Elle s'appelle Isabelle.
Dans quel tiroir oserais-je la ranger ?
Je ne sais pas. Elle n'a pas la frivolité de mes petites culottes édentelées ni le toupet de mes push-ups pré-maternité, son esprit n'est pas aussi étriqué que mes pantalons préférés, elle ne se froisse pas comme ces petits hauts qui deviennent vite inmettables si je les laisse trop longtemps traîner dans le panier à repasser. Si vraiment je devais la ranger quelque part dans mon placard à rencontres, je la suspenderais (je suis sûre qu'elle est ravie de lire ce genre de chose à son sujet....) entre Alfred, ma veste en cuir doublée d'une impressionnante culture et le seul pull en cachemire qui me reste, dernier bastion de l'élégance intemporelle.
En gros, Isabelle ne se range pas. Si elle a la boucle fière et le regard clair, son verbe, lui, est mode mais juste. Et beau (oui, on se sent toujours obligé de rajouter un "mais" quand on veut complimenter quelqu'un qui écrit sur la mode).
Isabelle (Cerboneschi) est la rédactrice en chef du hors-série mode du journal suisse Le Temps. Si j'avais envie de repousser d'un jeudi nos discussions de penderie, c'était pour vous la présenter car Isabelle va bientôt partager quelques histoires de vêtements avec nous et j'avais très envie que vous découvriez ses écrits auparavant.
Hier, le hors-série mode du Temps d'automne est sorti. L'occasion pour moi d'éteindre tous les téléphones qui traînaient dans la maison, de me faire une tasse de thé et me plonger dedans pendant deux bonnes heures à déguster ce que je recherchais depuis des années - décennies - dans un magazine parlant mode, parfums, haute-couture, maroquinerie, élégance...
Du sens. De l'âme. Du beau. De la culture.
J'en viens d'ailleurs à royalement regretter que ce hors-série ne paraisse pas plus souvent car retrouver un sens à la mode, une âme au luxe et une culture au beau, c'est comme tout à coup se remettre à croire que certains hommes politiques oeuvrent pour un monde plus juste.
Question justice, l'édito d'Isabelle, Paradigme perdu, remet les pendules à l'heure au sujet de l'indécence des prix pratiqués par l'industrie du luxe:
...J’aurais aimé, pourtant, poursuivre cette conversation afin de lui dire que le mot indécence, à mes yeux, ne s’adressait pas à ces maisons qui entretiennent des ateliers de brodeurs, de plumassiers, de petites mains, qui font perdurer une tradition du beau, quand bien même elle est au service du moins grand monde.
L’indécence se tapit dans les recoins sordides des ateliers clandestins d’Amérique du Sud, où l’on exploite des esclaves modernes pour fabriquer des vêtements qui se vendront à bas prix afin d’enrichir encore les actionnaires d’une marque qui se dit populaire. Elle se niche dans ces copies quasi serviles pratiquées par les équipes de certaines enseignes bon marché, qui volent et violent impunément la propriété intellectuelle de créateurs qui vivent, parfois chichement, de leurs idées, tandis que les propriétaires de ces groupes-là vivent dans l’opulence et le silence.
Alors qu’il serait si simple de demander à ces mêmes créateurs de créer une mini-collection pour eux comme le font H & M, Monoprix, La Redoute. Mais il est vrai qu’un mandat de consultant coûtera toujours plus cher que le vol de ses idées… Le monde change. Et une génération qui est née à une époque où la musique coule sur Internet gratuitement, comme de l’eau du robinet, peut difficilement se faire une idée de ce qui représente la notion de propriété intellectuelle, surtout si sa violation lui permet de s’offrir un style à bon prix. (Isabelle Cerboneschi)
Le mot juste, je vous dis. Et le décryptage aussi. Si, mon palpitant de metteur en scène de penderie s'est mis à battre un peu plus vite la première fois que j'ai lu les articles d'Isabelle (Merci, Sarah !), c'est que j'ai retrouvé, à l'époque où je doutais de l'importance des mots de mon vieux pull, l'envie de quelqu'une de nous parler du vêtement au-delà de sa première couche. Une anthropologue des défilés, en somme.
Ce que l’on vient voir, dans un défilé – hormis des vêtements, un propos autour d’une garde-robe, quelques propositions stylistiques et la confirmation que le mot «tendances» est vide de sens – c’est une vision, la perception d’un monde en évolution. On vient pour prendre le pouls d’une société donnée à un moment donné.
Et lors de certains défilés automne-hiver, l’histoire que racontaient les silhouettes ressemblait au scénario d’un film d’anticipation, du genre The Road, de John Hillcoat d’après le roman de Cormac McCarthy, une œuvre qui a d’ailleurs inspiré Felipe Oliveira Baptista et sans doute aussi Karl Lagerfeld. Il était donc question de l’avant ou l’après d’une catastrophe non déterminée, dont on souhaiterait se protéger, ou bien que l’on fuirait, vêtue de carapaces doublées d’un peu d’espoir… Une protection rapprochée pour une femme poussée dans ses derniers retranchements. Une femme en affrontement, et pas seulement contre les conditions climatiques d’un hiver incertain. Il y a quelque chose de l’ordre de la survie dans le vestiaire de cet automne-hiver.
Six mois plus tard, le regard que l’on porte sur ces défilés n’est plus tout à fait le même. Il s’est érodé sur les images fournies par les scénarios catastrophe inventés par l’histoire (guerres civiles, Fukushima, chaos londonien, effondrement des marchés). C’est curieux d’observer a posteriori combien ces défilés filaient la métaphore…
Un décor post-apocalyptique servait de toile de fond au défilé Chanel. Des fumerolles semblaient s’échapper du sol, un sol d’après éruption volcanique, ou d’après désastre en tout cas. Des teintes de cendre, des tissus comme froissés, comme jetés à la hâte, des chaussures plates pour marcher vite. Après les robes en voie de disparition, comme rongées par le temps et la vie, de la saison dernière , la collection dessinée par Karl Lagerfeld renforçait encore ce sentiment de déliquescence. Bien sûr, si l’on regarde tout cela avec les yeux des jeunes égéries assises aux premiers rangs des défilés, la gravité du propos tend à disparaître. Ne restent alors que des looks qui semblent être sortis de la rue, pour remonter les avenues chics et les encanailler. Même pas le goût de la cendre… (Isabelle Cerboneschi)
En attendant de pouvoir discuter penderie et basiques d'automne avec Isabelle, vous pouvez retrouver l'intégralité de l'article ci-dessus, Protection rapprochée, dans le hors-série (si vous avez le temps de le lire, revenez nous dire ce que vous en pensez) ou sur le site internet du Temps.ch (il suffit de s'inscrire rapidement pour pouvoir lire l'ensemble des articles).
Moi, je m'en vais préparer le thé. Vous prendrez un nuage de lait ?